Fêter le Tricentenaire du rétablissement de la communion ecclésiale entre l'Église grecque-melkite antiochienne et l'Église de Rome est loin d'être un jubilé de joie surtout que la division qui a eu lieu, au XVIIIème siècle, au sein de l'Église Mère grecque antiochienne existe toujours entre Grecs catholiques et Grecs orthodoxes. Cette occasion, je la vois plutôt comme une prise de conscience de notre existence ecclésiale, de nos joies et nos douleurs, de nos gloires et nos péchés. Le Jubilé ne sera fêté pleinement que lorsque nous réaliserons la volonté la plus chère au cœur de notre Seigneur, que tous ses fils soient unis dans l’amour et le témoignage à l’Évangile.

Ce Tricentenaire n’est pas non plus l’anniversaire de notre Église. Nous ne sommes pas nés en 1724. Notre Église est plutôt une Église apostolique, patristique, conciliaire, héréditaire d’un grand héritage antiochien qui est constitué à l’âge des premiers Apôtres et transmis à travers les siècles par leurs successeurs et les grands saints antiochiens.

C’est d’Antioche, la terre natale de l’Église de Jésus, le premier champ missionnaire des Apôtres, le patriarcat glorieux de nos ancêtres (qui couvre le Sud de l’Asie-Mineure, Syrie, Liban, Palestine, Jordanie et tout l’Orient) que nous sommes venus et sortis. Antioche, c’est l’Église première, encore fraiche, encore jeune, qui survole au-dessus des divisions, qui, par sa position géographique centrale au carrefour des anciennes civilisations, a joué le rôle de rassembleur qui essayait d’englober les différents courants de l’Église primitive : à partir d’elle saint Paul se lança dans ses projets missionnaires sans limites, et en elle saint Pierre trouvait aussi un refuge avec ses tendances plus traditionnelles.

L’Église primitive d’Antioche était au-delà des divisions et elle doit l‘être toujours. À mon avis, elle n’est ni orthodoxe, ni catholique, ni syriaque, ni arabe… Elle est cependant tout cela : orthodoxe et catholique, grecque et syriaque, arabe et byzantine en même temps…  Elle est au-dessus des fractions des hommes. Si à l’intérieur de son territoire patriarcal il y a eu la plupart des divisions à travers l’histoire de l’Église, c’est par elle que toute l’Église trouvera un jour son unité. En elle, les chrétiens doivent toujours « tout d’abord être appelés chrétiens », rien d’autre, comme le témoigne bien le Livre des Actes (11,26).

Saint Basile le grand le dit aussi d’une manière éloquente : « Que pourrait-il y avoir pour les Églises de toute la terre de plus vital qu’Antioche? S’il lui arrivait de revenir à la concorde, rien ne l’empêcherait, comme une tête qui a repris sa force, de communiquer sa santé à tout le corps » (Saint Basile le Grand, Lettre 66, 2). C’est d’Antioche elle-même que sort « la lumière de l’Orient » (Orientale Lumen), selon la belle expression du Pape Jean-Paul II, à savoir la route qui mène vers l’unité chrétienne globale.

Moi, je suis un religieux, prêtre et maintenant un évêque salvatorien, et j’appartiens à l’Ordre Basilien du Saint-Sauveur qui de son sein sortit l’Église melkite catholique au XVIIIème siècle. Notre Fondateur Aftimios Saifi était un des Pionniers de la foi catholique au Patriarcat grec d’Antioche et le premier défenseur de l’union avec Rome, chose qui ne lui avait pas épargné les persécutions en ce temps-là. Mon appartenance religieuse, que voici, ne m’empêche pas de considérer que le schisme de 1724 fut le résultat d’un long processus historique compliqué, marqué, des deux côtés, aussi catholique qu’orthodoxe, par des incompréhensions, de mal-compréhensions, d’ignorances, de rigidité, d’improvisations, de rivalités, d’ambitions sans limites, de nationalisme aveugle, etc. Affaibli par l’invasion arabe et les conflits intérieurs, le patriarcat d’Antioche tomba victime du conflit entre les deux grandes Églises sœurs qui essayaient, chacune, à le tirer à son camp : l’Église occidentale de Rome et l’Église orientale de Constantinople.

Disons-le d’une manière plus positive : à l’intérieur de l’Église d’Antioche du XVIIIème siècle, il y avaient deux courants dont chacun avait, au début, la bonne intention : le courant pro-catholique qui rêvait à rétablir la communion de l’Église d’Antioche avec l’Église de Rome et réunir l’Église de Dieu sous le toit du Successeur de Pierre comme au premier siècle; tandis que le courant pro-orthodoxe avaient peur des anciennes tentatives de latinisation et s’attachaient davantage à l’orthodoxie. Bien que l’intention chez les deux courants soit bonne, les moyens utilisés n’étaient pas souvent selon le cœur de Dieu.

Antioche, « la cité de Dieu », mérite de nous actuellement une nouvelle manière de voir les choses, une nouvelle approche pour relire l’histoire et refaire l’unité souhaitée. Ce n’est plus à la manière « nous et vous », mais « nous et nous », ni en fermant l’autre dans des cadres figées (« nous avons la bonne foi et vous les hérétiques »), tandis que nous sommes « tous schismatiques », selon la belle expression de Mgr Elias Zoghbi. Antioche mérite de nous l’audace de chercher de nouvelles routes qui mènent à l’unité.

Être catholique, c’est être avant tout un chrétien universel, membre de cette Église de Dieu qui se répand dans les quatre coins du monde; c’est vivre la diversité au sein de l’unicité; c’est profiter de la richesse infinie de ses courants philosophiques et théologiques; c’est être ouvert aux changements, aux adaptations diverses de la parole de Dieu dans le monde d’aujourd’hui. C’est surtout refuser de se renfermer dans un chauvinisme fatal ou d’un fanatisme aveugle. Être catholique, c’est savoir englober tous dans le cœur de Dieu.

Être orthodoxe, de plus, c’est avant tout une droiture de cœur et une installation dans le Christ; c’est une élégance dans la façon d’aimer, non seulement dans la façon de prier ou de chanter. L’orthodoxie est avant tout, comme le dit bien l’orthodoxe par excellence Mgr Georges Khodr, « un enracinement dans le Christ » ("انغماس في المسيح") plus qu’un enracinement dans les rites. Les rites ne sont qu’une route vers le Christ, sinon ils deviennent un moyen pour la glorification de soi-même.

Antioche, « une ville dans le Ciel ». Quelle belle expression de saint Jean Chrysostome, fils d’Antioche! C’est moins le ciel céleste qui est au-dessus de nous, c’est plutôt le ciel qui se vit ici-bas sur la terre : une ville où se vit l’amour du Seigneur dans sa version originale, pure, simple et évangélique.

Antioche n’est pas seulement un territoire, une histoire, un patriarcat…, C’est surtout une valeur à transmettre à nos enfants, surtout ici dans la Diaspora : la valeur d’être avant tout un « chrétien », juste un chrétien sans confession, être apostolique dans sa foi, universel dans son esprit, authentique dans son enracinement dans le Christ, fou dans l’amour du Seigneur et de sa mère la Vierge Marie, Mère de Dieu. Amen.  

 

+ Bishop Milad El Jawich

Évêque Éparchial des Grecs Melkites Catholiques au Canada