Moi, en quelques lignes

Écrire sa propre biographie, c’est raconter l’histoire de la grâce divine avec soi. Nous, les croyants, nous ne traversons pas les sentiers de cette vie tout seuls, comme des orphelins, mais c’est « la main douce de Dieu » (selon la belle expression du Bienheureux Abouna Yacoub le Capucin) qui nous accompagne, nous appuie, nous relève après une chute et nous applaudit après un succès.

Un jour de décembre 1973, je suis né pour Michel Jawich et Nawal Hajjar (connue Mona), après une sœur et trois frères, à Mansoura, un petit village situé au milieu de la plaine de la Békaa-Ouest, au Liban. Ma famille est une grâce pure, un berceau d’amour, profondément croyante et bien engagée. Mon père était un agriculteur, très satisfait, modèle du laboureur expert qui maîtrise bien son métier. Nous, maman avec mes frères et moi, l’aidions dans l’agriculture et la récolte des bons fruits. « Le semeur est sorti pour semer sa semence… » (Lc 8,5). Ces paroles de Jésus je les connais très bien, je les ai pratiquées en personne. Maintenant, mon père est au ciel (décédé en septembre 1998), à côté du « Semeur céleste » qui laboure les âmes par le soc de son amour divin.

Enfant, j’étais entré à l’école Saint-Joseph à Kab-Elias, une des célèbres écoles de la région. Maman insistait pour que nous ayons une formation dans une ambiance scolaire respectueuse. Mais notre déménagement à Beyrouth, en 1981, ou plutôt notre fuite des partis politiques, qui essayaient de séduire mes frères aînés pour en devenir membres, avait rendu précaire notre situation financière de sorte que nous nous étions joints à des écoles publiques à Bourj Hammoud et puis à Sanabel, à Nabaa, entre 1981-1987. J’avais assisté, en cette période-là, à de tristes événements, surtout à la guerre éclatée dans la Montagne libanaise et au déplacement massif des chrétiens de la région du Chouf et du Sud à l’Est de Beyrouth. Certains d’entre eux avaient pris mon école comme refuge, dans des conditions humaines misérables. « Quand vous verrez l’abominable dévastateur installé là où il ne faut pas, alors, ceux qui seront en Judée, qu’ils fuient dans les montagnes » (Mc 13,14). En plus des Paroles de Jésus, j’ai expérimenté la douleur qui se cache derrière elles !

Au début d’octobre 1987, une nouvelle page de ma vie s’est ouverte. J’étais entré au petit Séminaire du Saint-Sauveur, déplacé autrefois de sa résidence près du Monastère de Saint-Sauveur au Couvent Saint-Georges à Bikfaya. Le séminaire ! Pourquoi à cet âge si précoce, alors que j’avais encore 14 ans?

L’histoire de ma vocation vacille entre la joie et la douleur. Sa semence première s’est développée au sein de ma famille, sous les regards de ma grand-mère, Wadiaa, et surtout, de ma mère Mona.

Originaire de Jezzine, ma mère vient d’une famille connue par sa foi ardente, de laquelle sont sortis plusieurs prêtres et évêques, dont, à titre d’exemple, Mgr Basilios Hajjar, le fameux Évêque de Saïda et de Deir Al-Kamar (décédé en 1916), et feu Mgr Sleiman Hajjar que la Providence divine a voulu que je sois un de ses successeurs à la tête de l’Éparchie Grecque Melkite du Canada. Si je suis entré au petit Séminaire salvatorien, c’est parce que ma mère avait appelé son cousin abouna Sleiman, le recteur du Séminaire en ce temps, pour m’accepter comme séminariste.

Au Séminaire j’ai grandi, moi et aussi ma vocation, sous les regards de bons prêtres et recteurs, tels Pères Sleiman Hajjar, Semaan Nasr et Ibrahim Ibrahim, ce jeune prêtre venant de Rome, qui, par son esprit « révolutionnaire », a essayé d’améliorer notre quotidien au niveau de la nourriture et des activités parascolaires. Pour cela nous gardons pour lui, jusqu’à ce jour, une affection particulière et une place dans le cœur.

Après le petit Séminaire et l’achèvement de mon parcours scolaire à l’école publique de Bikfaya, j’étais entré au Noviciat le 14 août 1992. Nous, moi et mes confrères, escaladions l’échelle de la vertu grâce à l’attention aimable de feu Père Sleiman Abou Zeid, le maître des novices d’alors. Par sa bonté remarquable et la pureté de son cœur, il nous a beaucoup marqués d'une empreinte ineffaçable.

Après le Noviciat et la Profession de mes vœux temporels, le 21 août 1993, je m’étais joint au grand Séminaire, à Jeita, pour entamer mes études philosophiques et théologiques à l’Université Saint-Esprit de Kaslik. Ces années-là étaient les plus belles de ma vie, bien que difficiles. Jeune et plein de vie, j’avais vécu un conflit impitoyable entre les exigences de ma vocation religieuse et mon désir de vivre pleinement ma vie. Ce conflit intérieur m’avait beaucoup aidé à évoluer, à mûrir émotionnellement et affectivement, à passer du « Miled » extrêmement timide au « Miled » confiant en lui-même. Le bon Dieu avait mis sur mon chemin le Père Élie Haddad, le recteur du Séminaire en ce temps-là (aujourd’hui Évêque de Saïda et de Deir Al-Kamar), qui avait englobé ma révolution intérieure et m’avait soutenu par ses conseils pertinents. « Que personne ne méprise ton jeune âge » (1 Tim 4,12), les échos de ces paroles de saint Paul à son disciple Timothée résonnent toujours dans mon cœur, en souvenir de cette période-là.

Après avoir fini mes études à Kaslik et obtenu la Licence en théologie, en juin 1998, j’avais décidé de quitter l’Ordre pour prendre un temps de réflexion et expérimenter davantage la vie dans le monde. Ainsi si je reviens au couvent, pensais-je, ma décision serait plus mûre et solide. Après un an et demi dans le monde, j’étais revenu à la vie religieuse, le 3 octobre 1999, et nommé comme adjoint au Recteur du petit Séminaire. J’avais présenté mes vœux perpétuels, juste après mon retour, puis ordonné diacre en novembre 1999, puis prêtre le 6 mai 2000 par l’imposition de la main de feu Mgr André Haddad, devenant ainsi le premier prêtre dans mon Ordre à l’ouverture du XXIème siècle. Ma devise sacerdotale était : « Ma grâce te suffit, ma puissance donne toute sa mesure dans la faiblesse » (2 Cor 12,9). La grâce de Dieu, encore et encore ! Avec un peu d’intuition, je savais que ma faiblesse sera toujours mon compagnon fidèle, sur elle j’embarque et je cours vers la miséricorde infinie de Dieu.

À Rome, « la ville éternelle » ! En août 2000, mon Ordre m’avait octroyé la grâce d’aller à Rome pour continuer mes études à l’éminente Université Grégorienne. J’avais choisi la Bible comme domaine de spécialisation. Et, dès lors, une histoire d’amour commençait entre moi et la Parole de Dieu, parole méditée dans le silence de l’église ou profondément étudiée dans le calme de ma chambre. En deux ans seulement, j’avais obtenu le grade de Magistère en théologie biblique, comme si mon potentiel intérieur engloutissait rapidement la Parole divine sans se rassasier. Les années romaines étaient mon premier contact avec l’Église universelle, « catholique ». Celui qui vit à Rome sera enveloppé de charme de tout côté !

Après Rome, j’étais rentré au Liban pour être nommé, entre 2002-2007, comme Vice-Recteur au grand Séminaire, situé à Shaileh. C’était mon premier service effectif comme prêtre. J’étais très content d’accompagner les grands séminaristes dans leur formation humaine, spirituelle et intellectuelle. La plupart des Pères salvatoriens que vous connaissez actuellement étaient des séminaristes dans ces années-là. Avec eux, je vivais, moi aussi, une certaine croissance dans ma vocation, mon apostolat et ma prière. Le plus agréable, c’est que j’étais nommé en parallèle, entre 2004-2007, Curé de la paroisse Sainte-Croix à Jeita-Shaileh. Pour la première fois, je sentais le plaisir du service pastoral, étant si proche des fidèles et de leurs besoins spirituels.

Après le Chapitre Général de juillet 2007, j’étais élu Secrétaire Général de mon Ordre, sous le mandat du Père Supérieur Jean Faraj. Rentré de Beyrouth au Couvent-mère de Saint-Sauveur, ces années étaient loin d’être lourdes mais, au contraire, les plus sereines et les plus productives. J’avais acquis une expérience importante, en travaillant dans la direction interne de l’Ordre. J’avais appris à travailler en silence et dans l’ombre, sans bruit ni gloire, « dans la mauvaise et la bonne réputation », comme le dit saint Paul (2 Cor 6,8).

Parmi les souvenirs inoubliables, ma contribution dans la production du film « Siraj Al-Wadi », qui raconte la biographie du Père Béchara Abou Mrad, déclaré ensuite Vénérable en décembre 2010. Le tombeau de ce saint homme, gravé dans le mur Sud de l’église du Monastère, était mon refuge pendant les nuits froides du Couvent, lui confessant mes soucis et mes joies. Un autre événement avait marqué cette période-là, voire l’avait couronnée, c’était ma participation effective dans l’organisation des festivités du tricentenaire de la fondation du Monastère Saint-Sauveur (1711-2011). Avec un ardent travail sans pareil et un laps de temps très limité, ne dépassant pas les trois mois, j’avais réussi à rédiger le livre commémoratif du Jubilé « Ya Mkhalles Al-Alam » (« Ȏ Sauveur du monde »), après avoir collecté pas mal de documents historiques, et sélectionné ce qui me paraissait utile et les éditer dans un beau et élégant livre. Ce livre me servait comme base pour produire, avec mon ami Toni Nehmé, un documentaire sur l’Ordre et sur le Monastère (Vous pourriez le trouver sur Youtube, sous le même nom que le livre).

À part mon travail au Secrétariat Général, j’avais eu la chance d’enseigner la Bible dans certains Instituts théologiques au Liban, revenant ainsi à mon domaine préféré, « au rocher d’où j’ai été taillé » (Is 51,1), ayant aussi l’occasion d’approfondir davantage mes connaissances bibliques. Je n’oublie pas ici de dire que je suis devenu membre de la « Fédération biblique au Liban et au Moyen-Orient », fédération qui englobe les enseignants de la Bible au Liban, venant de différentes Églises, et qui organise des colloques et des congrès bibliques dans le but de promulguer la Parole de Dieu et en découvrir les richesses.

Une fois les activités du tricentenaire terminées, le temps de partir est venu. Le 3 octobre 2011, j’étais parti pour la Belgique pour continuer mes études doctorales à l’Université de Louvain-la-Neuve et pour être, en même temps, curé de la paroisse Saint-Jean-Chrysostome à Bruxelles. Huit ans de séjour belge se sont chauffés par mon amour pour mes paroissiens et par les longues heures que j’ai passées en préparant ma thèse de doctorat, présentée enfin de compte le premier octobre 2015, jour de la fête de sainte Thérèse de l’enfant Jésus, pour laquelle j’ai une prédilection particulière. Comme sujet de thèse, j’avais choisi un qui me touche personnellement en tant que disciple de Jésus : La fonction narrative des disciples dans le récit de la passion dans Mc 14-15 et Lc 22-23. Analyse comparative. Ce qui m’avait énormément touché, c’est de fréquenter à l’Université des professeurs éminents, des docteurs qui se consacrent totalement à leur mission scientifique, tout en restant humbles, se comportant comme des mendiants de connaissance. Je ne peux que mentionner mon professeur et inspirateur André Wénin, un spécialiste éminent de l’Ancien Testament, qui m’a beaucoup influencé, non seulement au niveau académique, mais aussi au niveau personnel.

À un moment donné, il fallait que ce bagage biblique reçu soit diffusé et partagé. Pour cela j’ai résolu de m’isoler de temps à autre dans ma cellule, autant que je pouvais, pour me consacrer à la lecture et à la recherche biblique. Le résultat était la composition de quelques livres, dont : Prends l’enfant et sa mère ». Le récit de l’enfance de Jésus chez Matthieu (1-2), livre que j’ai composé en premier en arabe et que j’ai ensuite traduit en français. Un autre livre plus récent : Les secrets de Nazareth : Lumières sur les trente années cachées de Jésus et perdues des évangiles. Un autre livre, qui est en effet un recueil d’articles spirituels, intitulé : Dieu qui est dans la crypte.

Je ne veux pas passer sur cette petite biographie sans dire un mot à propos de mes bien-aimés ex-paroissiens de Bruxelles, dont la majorité était des Syriens. Je suis arrivé à Bruxelles en 2011, et avec moi sont arrivés de Syrie des centaines de réfugiés, fuyant la guerre atroce dans leur pays. Devant leur douleur énorme, je n’avais que leur emprunter mon écoute et guérir autant que possible leurs plaies. Je les porte toujours dans mes prières.

Le 9 octobre 2019, j’étais rentré à mon pays, ayant dans ma poche la nationalité belge. Je ne me rendais pas compte, en ce moment-là, que je revenais au Liban une semaine avant son calvaire et le déclenchement de la crise politique et économique. J’étais nommé curé de la paroisse de Mieh w Mieh, un village près de Saïda. Au sein de la tempête, j’avais accompagné mes nouveaux paroissiens, avec l’aide précieuse du Père Maroun Saikaly, originaire de Mieh w Mieh. La pandémie du Corona Virus avait aggravé la situation. Mais, avec la grâce de Dieu et la solidarité mutuelle des villageois, tant les résidents que les émigrés, on a pu dépasser la crise pendant ces deux années apocalyptiques. À eux, toute ma gratitude et mon affection.

Et un jour, Dieu a voulu que les Pères du saint Synode de notre Église Melkite me choisissent comme Évêque des Grecs Melkites du Canada et successeur de Mgr Ibrahim M. Ibrahim, transféré à l’Éparchie de Fourzol, Zahlé et de la Békaa. L’élection a eu lieu le 24 juin dernier, la fête de Saint Jean Baptiste le Précurseur. J’ai essayé tant de fois de persuader la personne qui avait présenté ma candidature au Synode de retirer mon nom de la liste des prêtres épiscopables, rien que pour demeurer ce petit prêtre qui sert la Parole de Dieu discrètement dans la prédication, l’enseignement et la composition. La réponse était toujours : « Laisse l’Esprit de Dieu agir. S’il le veut, qui pourrait le contredire ?! ». Je me taisais et allais prier Dieu dans le secret, l’implorer d’éloigner de moi cette coupe, lui qui connaît le plus mon indignité pour cette mission apostolique. Je me rappelle bien : quand j’ai eu la nouvelle de mon élection, j’étais assis dans ma chambre en train de commenter et de méditer « la montée » de Joseph, avec Marie son épouse, à Bethléem, pour s’enregistrer au recensement ordonné par César (Lc 2,1-7). En ce moment exact, j’étais en train d’écrire ces paroles : « Dans la montée de Joseph, un certain pèlerinage, une touche spirituelle, une obéissance à une Économie divine ». Atteignant ce point, le message de mon élection m’est parvenu !

Parmi les avantages de cet événement, c’est que j’ai repris contact avec Mgr Ibrahim, non parce que nous étions séparés l’un de l’autre à cause d’un malentendu, mais parce que chacun de nous était parti pour sa mission aux quatre coins du monde. Et maintenant, la Providence divine a voulu que je lui succède à la tête de l’Éparchie Melkite du Canada. Je le fais cependant, tout en sachant au préalable la difficulté de cette succession, vu le travail énorme accompli par Sayedna Ibrahim dans la promotion du Diocèse, le développement des paroisses et l’augmentation du nombre des biens. À Mgr Ibrahim, de tout mon cœur, toutes les expressions de ma gratitude et de mon affection. Le diocèse restera sa maison et le lieu de son repos.

« Dis seulement une parole » (Mt 8,8), voilà ma devise épiscopale. Si Dieu dit une Parole, nous n’aurons qu’à écouter et obéir. S’il dit une Parole, toute blessure sera guérie, tout esprit sera vivifié, tout nœud sera délié, tout bruit se calmera... À sa Parole les battements du cœur, les désirs de l’esprit et les penchants du corps. C’est moi, en quelques lignes. Et les prochaines lignes, je les écrirai avec vous, mes chers amis du Diocèse canadien. J’ai toute la confiance que nous allons composer, ensemble, des pages si belles, si éloquentes. Si quelqu’un les lirait prochainement, il rendra gloire au Seigneur et Sauveur Jésus Christ, et à lui seul. Amen !

Mgr Milad